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27/01/2012

Eros

Antoine entre dans la chambre. Après avoir donné un billet au garçon d’étage, il avise le décor. Une belle chambre, aux tons beiges, très doux.
Fatigué, il se laisse tomber sur le fauteuil le plus près. Au bout de quelques instants, il se lève, va chercher des documents dans sa serviette, les étudie, l’air presque concentré, avant de tout abandonner sur le lit. Il sait déjà que l’insomnie le guette, et il n’a aucun désir de passer une nuit de plus à fixer le plafond d’une chambre d’hôtel aussi impersonnelle que luxueuse. Pris dans le tourbillon de ses pensées, il lui vient l’idée qu’un peu de compagnie serait la solution, au moins pour cette nuit.
Il récupère son téléphone, appelle le numéro que lui avait recommandé un de ses amis, et tombe sur une voix charmante. Une sorte de Madame Claude des temps moderne.  Il se sent presque gêné, de devoir indiquer ses gouts et préférences, de devoir écouter les précisions sur la tarification,  mais finalement les mots sortent de sa bouche, et on lui promet de la compagnie dans l’heure.
Après avoir raccroché, il se fait un peu l’effet d’un commercial en tournée, attendant de trousser une collègue de séminaire… Pire, il se demande s’il a bien fait, si cette dame au ton doucereux ne va pas lui envoyer une vamp aux cheveux décolorés, une femme au regard fatigué par trop de clients désagréables. Il est trop tard pour annuler, en désespoir de cause, il retourne sur le fauteuil attendre la jeune femme.
Moins de vingt minutes plus tard, un discret toc toc annonce son arrivée. Pris de panique Antoine décide d’inventer un mensonge pour renvoyer la personne, lui expliquer que c’est une erreur, un malentendu…Quel malentendu ? Je suis un idiot se dit-il, un sombre idiot. Il se résout à ouvrir la porte.
Devant lui se tient une jeune femme, la trentaine, brune, comme il l’avait exigé sans plus de précisions. L’éclairage  de la chambre est très faible, presque tamisée, comme pour un rendez-vous amoureux. La lumière de la pleine lune rajoute une touche presque irréelle à la scène, et la silhouette de la jeune femme se découpe sur le mur, comme un hologramme mystérieux.
Un « bonjour » sort en chœur de leurs bouches, ce qui fait rire la jeune femme, d’un rire emprunt de douceur. Antoine se sent presque niais quand il l’invite à entrer dans la chambre.
Elle se présente, Sophia, sur un ton un peu facétieux.  Antoine la regarde, se demande ce qu’il faut faire, se déshabiller ? Lui parler avant ? Finalement, il rit: à l’évidence il se sent trop gauche, et elle le voit, partage son rire (Antoine est heureux, il entend encore ce rire, si clair, si gai, il se demande si elle voit sa gêne, si elle se moque, mais Antoine s’en fiche, elle rit, il n’y a plus que cela qui compte, son rire, et il est heureux, du moins il se dit que ça y ressemble, il va bien, dès qu’il entend ce rire, Seigneur faites qu’elle ne s’arrête pas, c’est n’importe quoi, je commande une putain, parce que c’est ce qu’elle est, une putain et je pense au bonheur, le bonheur d’une heure avec une putain à mille euros la nuit, Antoine tu es fou)
Les joues en feu, il finit par se ressaisir et gagne un peu de temps en faisant appel au service d’étage pour le diner, et surtout pour un peu d’alcool, sous la forme d’une bouteille de champagne, (il se demande quand même, quel sorte de champagne pour elle, je lui demande, je décide pour elle, c’est mon invitée, non je suis le client, je décide, mais son rire, du champagne rosé brut pour son rire et des fleurs aussi, je suis le client je décide de lui offrir des fleurs, un bouquet pour entendre son rire encore, Antoine tu es fou)
Pendant ce temps là, la dénommée Sophia s’est approché des toiles accrochées au mur, les admire, pousse des ah de contentement, caresse la patine d’un guéridon, réclame du thé, s’il vous plait du thé, non pas de citron, pas de lait, pas de sucre, du thé, une tasse, regardez ces jolies couleurs quel artiste a donc peint cela, et elle bavarde, elle égrène les mots toujours dans un demi rire, on la dirait presque en visite amicale chez une vieille connaissance.
Le garçon d’étage est revenu, trainant avec lui un chariot chargé de victuailles, et la dénommée Sophia tape dans ses mains, mon Dieu j’ai si faim, mangeons vite, et elle rit et avec elle le garçon d’étage qui voudrait bien, mais il n’esquissera qu’un sourire (Antoine est certain qu’il a deviné, le client de la suite 302 s’est payé une putain pour la nuit, il le racontera, moqueur à ses collègues, demain Antoine le fou heureux sera le client de la suite 302 qui s’est payé une putain pour la nuit, mais peu importe)
Ils s’installent l’un en face de l’autre, elle est jolie, belle, il ne sait pas, elle a quelque chose qui le touche, pas d’artifice sur ce visage. Ils mangent, comme deux amis affamés, et la dénommée Sophia, putain de son état, fait preuve d’un appétit qui augure bien de la suite (tout de suite Antoine s’en veut de cette pensée presque vulgaire, évoquer l’appétit sexuel de la jeune femme lui semble une offense, pourtant il faudra bien y venir ) Elle savoure avec un plaisir assez innocent le repas, et telle une gamine elle trempe un doigt dans la coupe de mousse au chocolat, avant de dire  « le dessert, pour plus tard ? »
Antoine se dirige vers le lit, s’y assoit presque anxieux (la fatigue de ses nuits blanches depuis des semaines, et puis la fatigue de continuer, la fatigue, je ne suis que fatigue se dit Antoine) la dénommée Sophia se tient devant lui et lui dit posément, « Sophia, c’est mon vrai prénom et ce n’est pas la première fois que je fais ça, ça ne t’ennuie pas ? » Non, ça n’ennuie pas Antoine, qui la prend par la taille, se réfugie contre elle, contre son ventre chaud, enserrant sa taille, enfin. Il ne dit rien, pas encore. Il respire son odeur, défait sa jupe, puis finit par lui dire « je m’appelle Antoine, et c’est la première fois que je fais ça ». Elle se met à rire, de ce rire qui vrille le cœur d’Antoine, comme si elle ne lui rappelait que toutes ces femmes idéalisées de son imagination, et non pas l’autre (ne pas dire son nom, ne pas se rappeler son visage, oublier son cœur refroidi comme la pierre, ne plus penser à  l’autre, Antoine est fou mais non pas stupide, ne plus l’évoquer.) Elle, Sophia, la putain au rire heureux, lui tend une jambe, il caresse le bas, soyeux, le fait rouler doucement, s’arrête sur la cheville, fine, une cheville si fine et fragile qu’il croit sentir l’ astragale sous ses doigts, il en fait le tour, avec son doigt, doucement, comme s’il craignait de la briser, la cheville de sa putain. Ils s’allongent tout les deux sur le lit, il rentre en elle comme dans un refuge, un refuge tarifé, où se sont échoués d’autres hommes avant lui, Antoine sait cela, mais il sait aussi que la peau qu’il touche est faite pour lui, que l’odeur de son cou lui est devenu indispensable, et qu’il ne pourra plus se passer de sa bouche sur la sienne. Antoine devient moins fou, de minutes en minutes (ou est-ce l’inverse, il ne sait plus, il n’y a plus que sa peau, son odeur, ses seins, ses cuisses qu’il écarte, et sa voix, il veut entendre sa voix, son rire, sa joie quand il finit dans un râle par s’écrouler sur elle, tout deux épuisés et repus l’un de l’autre)
Antoine passe la nuit, éveillé (on ne congédie pas comme ça une insomnie) à la regarder dormir, curieusement reposé et heureux, il se dit qu’il verra bien demain ce qu’il fera, ce qu’elle voudra. Car c’est si simple, il lui dira que c’est simple, et il pourra continuer à être heureux avec elle.
Le matin arrive, et avec lui le sourire de cette femme au réveil dans son lit. Il n’a pas peur de lui dire (c’est vrai que c’est simple d’être heureux, c’est une folie, ça le dévore, mais c’est si simple de se laisser dévorer, alors Antoine se laisse gentiment dévorer par cette folie) Elle lui sourit, la lune n’est plus là, mais il reste un astre dans sa chambre, cette femme qui sourit et qui réclame le petit déjeuner, des toasts, de la marmelade d’orange, et puis des choux aussi et  un demi-pamplemousse et un thé, oui un thé, pas de citron pas de lait pas de sucre, un thé dans ces joies tasse qui la font battre des mains tant elles sont belles.
Il lui prend la main, et il sent la fraicheur rassurante de sa paume contre la sienne. Les jardins de l’hôtel sont parfaits sous cette lumière matinale. La pelouse lui donne des envies de pique-nique romantique avec Sophia, et il se promet en lui-même que rien ne l’empêchera d’être cet homme qui emmène sa femme en pique-nique (sa femme, la femme tarifée de dizaines d’hommes avant lui, la femme qui l’a trouvé lui, au carrefour de sa vie, avant qu’il ne décide de tout balancer par-dessus bord, oui, cette femme là Antoine, c’est ta femme, c’est ta femme, c’est ma femme, se répétait-il comme un perroquet, le plus heureux des perroquets, ma femme irremplaçable, dorénavant l’abside de mes jours )
Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous, c’est cela qu’on dit ?

coeur.jpg

 

Ceci est ma participation au jeu d'écriture de Olivia. Les mots à placer :

pamplemousse – bonheur – insomnie – feu – artifice – mensonge – niais – pelouse – tarification – irremplaçable – vamp – tourbillon – pierre – choux – abside – mousse – chœur – douceur – désir – marmelade – trousser – perroquet carrefour – bouquet – bas – lumière – désespoir – astragale – hologramme


00:48 Écrit par Océane | Lien permanent | Commentaires (9) | |  Facebook |

Commentaires

"il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendes-vous manqués" me semble-t-il ! :) Délicieux ce texte de "puceau" de la nouvelle prostitution ! La fermeture des lupanars n'a pas changé le problème de fond ! Et les insomnies, pendant ce temps là courent toujours... :)

Écrit par : Asphodèle | 27/01/2012

J'ai préféré ma formule à moi :) J'espère qu'Antoine ira plus loin qu'une simple nuit avec cette femme, on verra :)

Écrit par : Océane | 27/01/2012

Ne serait pas un peu naïf ? Enfin, laissons le rêver !

Écrit par : marlaguette | 27/01/2012

Je vois que le mauvais esprit d'Asphodèle est passé avant le mien, Antoine le puceau des lupanars! Moi je l'imagine comme un grand romantique qui a beaucoup d'argent: une suite au sofitel, un repas au champagne, une call-girl pour la nuit...C'est au moins un cadre d'une institution internationale.

Écrit par : wens | 27/01/2012

ton texte m'a happé, j'ai adoré les passages où il se parle à lui même, essaye de se raisonner, de ne plus prononcer le nom de celle qui l'a fait souffrir. J'aime cet homme qui sait cueillir ce bonheur nouveau qu'il lui suffit d'attraper si il l'ose. Joli textee, merci !

Écrit par : lucie | 27/01/2012

J'aime vraiment beaucoup ce texte, ce changement de ton, le style, la fin. :)

Écrit par : Olivia | 27/01/2012

Ton texte est fabuleux ! :D Une nuit d'insomnie étonnante. ;-)

Écrit par : ceriat | 27/01/2012

J ai bien aimé suivre le cheminement de ses pensées. J espère que cette nuit va etre un nouveau départ :-)
J aime aussi beaucoup la photo du squelette qui veut attraper le cœur :-)

Écrit par : Valentyne | 28/01/2012

On ne sait rien de ce que Sophia ressent... Elle aura fait son job à la perfection. Sparadrap temporaire mais indispensable, il demandera à la revoir... à "l'avoir" de nouveau. J'étais à deux doigts de te demander de quel livre tu avais extrait ce texte ! Superbe !

Coincoins espoir !

Écrit par : elcanardo | 30/01/2012

Les commentaires sont fermés.